Deux excellents articles sur le journal télé :
La nouvelle censure
Le principe de base de la censure moderne consiste à noyer les informations essentielles dans un déluge d'informations insignifiantes
diffusées par une multitude de médias au contenu semblable. Cela permet à la nouvelle censure d'avoir toutes les apparences de la pluralité et de la démocratie.
Cette stratégie de la diversion s'applique en premier lieu au journal télévisé, principale source d'information du public.
De l'info sans infos...
Depuis le début des années 90, les journaux télévisés ne contiennent quasiment plus d'information. On continue d'appeler "journal
télévisé" ce qui devrait en réalité être appelé un "magazine".
Un J.T. moyen contient au maximum 2 à 3 minutes d'information. Le reste est constitué de reportages anecdotiques, de faits divers, de
micro-trottoirs et de reality-shows sur la vie quotidienne.
...et une censure sans censeurs
Toute la subtilité de la censure moderne réside dans l'absence de censeurs. Ceux-ci ont été efficacement remplacés par la "loi du
marché" et la "loi de l'audience". Par le simple jeu de conditions économiques habilement crées, les chaines n'ont plus les moyens de financer 
le
travail d'enquête du vrai journalisme, alors que dans le même temps, le reality-show et les micro-trottoirs font plus d'audience avec un coût de production réduit.
Même les évènements importants sont traités sous un angle "magazine", par le petit bout de la lorgnette. Ainsi, un sommet international
donnera lieu à une interview du chef-cuistot chargé du repas, à des images de limousines officielles et de salutations devant un batiment, mais aucune information ni analyse à propos des sujets
débattus par les chefs d'états. De même, un attentat sera traité par des micro-trottoirs sur les lieux du drame, avec les impressions et témoignages des passants, ou une interview d'un secouriste
ou d'un policier.
A ces insignifiances s'ajouteront le sport, les faits-divers, les reportages
pitoresques sur les villages de la France profonde, sans oublier les pubs déguisées pour les produits culturels faisant l'objet d'une campagne de promotion (spectacles, films, livres,
disques...).
Information destructurée pour mémorisation minimale
Tous les psychologues et spécialistes des neurosciences savent que la mémorisation des informations par le cerveau se fait d'autant
mieux que ces informations sont présentées de façon structurée et hiérarchisée.
La structuration et la hiérarchisation de l'information sont aussi des principes de base enseignés à tous les étudiants en
journalisme.
Or depuis 10 ans, les journaux télévisés font exactement le contraire, en enchainant dans le désordre des sujets hétéroclites et
d'importance inégale (un fait divers, un peu de politique, du sport, un sujet social, un autre fait divers, puis à nouveau de la politique, etc) , comme si le but recherché était
d'obtenir la plus mauvaise mémorisation possible des informations par le public. Une population amnésique est en effet beaucoup plus facile à manipuler...
© Syti.net,
1998
Contenu d'un Journal Télévisé ordinaire
ou comment faire de l'info sans infos...
J.T. 20h - TF1 - Janvier 1997
20h00 Le froid, les accidents sur les
routes.
20h04 La naissance du petit Joseph,
dans le Gers couvert par la neige.
20h05 La récolte des brocholis, chez
Albert en Bretagne, est menacée par le gel.
20h06 La récolte des poireaux se fait
au marteau. Augmentation inévitable du prix des légumes.
20h08 Compteurs d'eau et canalisations
gelées chez les habitants d'une ville de province.
20h09 Début des soldes à Paris.
20h11 Reportage sur la fabrication
artisanale du pain.
20h13 Viol d'une petite fille.
20h14 Jugement en Belgique d'un membre
présumé islamiste du "Gang de Roubaix".
20h15 En Israël, présentation devant
le juge d'un jeune soldat qui avait tenté de mitrailler des Palestiniens.
20h16 Jugement en Angletterre des
époux West, assassins en série de jeunes filles.
20h18 Départ à la retraite de Miguel
Indurain. Rappel de sa carrière de champion cycliste.
20h22 Rétablissement d'un malade
cardiaque greffé aux Etats-Unis.
20h23 Les hommes consomment de plus en
plus de soins et de produits de beauté. Reportage.
20h26 Prison pour Bernard Tapie, suite
à l'affaire des comptes de l'OM.
20h28 Reportage sur la "poupée qui
mange", conçue pour manger des frites, mais qui "mangeait" aussi les cheveux des enfants, voire la peau du doigt. Il est suggéré que la poupée soit équipée d'un "bouton d'arret
d'urgence".
20h30 Stages-nature en montagne pour
les enfants en Savoie.
20h32 Présentation du téléfilm de la
soirée, consacré à Dalila, femme du héros biblique Samsom. Reportage sur le tournage du téléfilm.
20h34 Fin du J.T. Générique.
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37 minutes sur 40 d'insignifiances...
J.T. 20h - France 2 - 4 Septembre 2002
20h01
Orages violents et inondations en Provence.
20h04
Orages violents et inondations en
Ardèche. Mort d'un touriste après que sa voiture ait été emportée par les flots.
20h05
Les orages sont-ils de plus en plus
violents? Interview rassurante d'un spécialiste de Météo France.
20h08
Progrès dans l'enquête sur les meurtres
en série de jeunes filles dans la Somme.
20h10
Procès d'un pédophile à Melun.
20h11
Remise en liberté refusée pour Maurice
Papon.
20h12
Condamnation d'un hopital pour avoir
transfusé un malade contre son gré et contre ses convictions religieuses.
20h15
Interview de Bernard Kouchner. L'ancien
ministre de la santé rappelle que l'éthique médicale interdit au médecin d'imposer un traitement contre la volonté du patient.
20h18
Nomination par le gouvernement d'un
nouveau PDG à La Poste.
20h19
Annonce par le gouvernement d'une
diminution du nombre de fonctionnaires, et d'une diminution des budgets de la plupart des ministères, à l'exception des budgets de la justice (+7%), de la police (+6,5%) et des Affaires
Etrangères (+14%).
Remarque: l'une des rares "vraies" infos de ce JT est traitée en 1 minute, contre 7 minutes pour les orages. Par ailleurs, aucune
raison n'est donnée pour justifier la très forte augmentation obtenue par Dominique de Villepin, le ministre des affaires étrangères.
20h20
Reportage sur un stage de conduite
spécialisé pour échapper à une éventuelle embuscade. Interview d'un chauffeur de ministre qui participe au stage.
20h22
Revendications des médecins pour
l'augmentation de leurs honoraires.
20h23
Reportage sur les vaccinations des bébés
dans les maternités.
20h24
George W. Bush s'entretient avec Tony
Blair à propos d'une nouvelle intervention militaire contre l'Irak.
Cette autre info importante est elle aussi traitée en une minute.
20h25
A Jerusalem, le Mur du Temple menace de
s'écrouler à cause d'un chantier souterrain.
20h26
A Moscou, succès d'un groupe de
chanteuses avec une chanson "glamour" sur Vladimir Poutine.
20h28
A Johannesburg, le Sommet de la Terre
s'achève sans être parvenu à fixer un calendrier et des engagement précis de la part des états. Les Etats-Unis continuent de refuser tout effort en matière d'environnement et de réduction des gaz
responsables des modifications climatiques.
La troisième et dernière info importante est présentée en une minute et en fin de journal, alors que ses implications auraient
justifié une place en ouverture du journal.
20h29
Mise en service d'une éolienne géante
dans la Marne.
20h31
A Grenoble, des bergers manifestent
contre les loups.
20h32
A Paris, le Maire Bertrand Delannoe
souhaite réglementer la présence anarchique des émetteurs de téléphonie mobile.
20h34
Dans les Hauts de Seine, les habitants
manifestent contre les coupures d'eau chaude causées par l'insécurité d'une centrale thermique.
20h36
Après la rentrée des classes, la rentrée
dans les crèches. Reportage.
20h38
Début de la nouvelle tournée mondiale
des Rolling Stones.
20h40
Retour de Johny Halliday au cinéma, avec
un rôle dans le film de Patrice Leconte, "L'homme du train".
20h42
Résultats de l'US Open de tennis.
20h43
Fin du J.T. Générique.
Et un
deuxième excellent article :
Si le téléspectateur est de plus en plus attentif au traitement d’informations particulières par les journaux télévisés, il s’interroge rarement sur la structure
même de cette émission. Or, pour Pierre Mellet, la forme est ici le fond : conçu comme un rite, le déroulement du journal télévisé est une pédagogie en soi, une propagande à part entière qui
nous enseigne la soumission au monde que l’on nous montre et que l’on nous apprend, mais que l’on souhaite nous empêcher de comprendre et de penser.
Le journal télévisé est le cœur de l’information contemporaine. Principale source d’information d’une grande partie des Français, il n’était pourtant, à ses
débuts, en 1949 en France, que le sous-produit de ce que n’avaient pas voulu diffuser au cinéma la Gaumont et les Actualités Françaises. Défilé d’images sur lesquels était posé un commentaire, le
« présentateur » ne s’est installé dans son fauteuil qu’en 1954, quand le journal a été fixé à 20h. Depuis lors, la mise en scène n’a fait qu’aller en s’accroissant, et l’information en
a été écartée —si jamais elle était présente au départ— pour faire de ce théâtre non plus un journal, mais un spectacle ritualisé, une cérémonie liturgique. Le « 20h » n’a pas pour
fonction d’informer, au sens de dégager une tentative de compréhension du monde, mais bien de divertir les téléspectateurs, tout en leur rappelant toujours ce qu’ils doivent savoir.
L’analyse qui suit se base sur les deux principaux journaux télévisés de 20h français, celui de TF1 et celui de France 2, mais peut, à bien des égards, trouver
des correspondances avec les journaux télévisés d’autres pays, principalement en « Occident ».
Le contexte
Fixé à 20h, le journal télévisé est devenu, comme la messe à son époque, le rendez-vous où se retrouve (chacun chez soi) toute la société. C’est un lieu de
socialisation essentiel, paradoxalement. Chacun découvre chaque soir le monde dans lequel il vit, et peut dès lors en faire le récit autour de lui, en discuter les thèmes du moment avec
l’assurance de leur importance, puisqu’ils ont été montré au « jt ». Tout est mis en place comme dans un rituel religieux : l’horaire fixe, la durée (une quarantaine de minutes),
le présentateur-prêtre inamovible, ou presque, qui entre ainsi d’autant mieux dans le quotidien de chacun, le ton emprunté, sérieux, distant, presque objectif, mais jamais véritablement neutre,
les images choisies, la hiérarchie de l’information. Comme dans tout rituel, le même revient en permanence, et s’agrège autour d’un semblant d’évolution quotidienne. Les mêmes heures annoncent
les mêmes histoires, racontées par les mêmes reportages, lancées et commentées par les mêmes mots, mettant en scène les mêmes personnages, illustrées par les mêmes images. C’est une boucle sans
fin et sans fond.
En ouverture, le générique lance une musique abstraite où s’entend le mélange du temps qui passe, la précipitation des événements, et une façon d’intemporel
nécessaire à toute cérémonie mystique. Sur la musique, un globe précède l’apparition du présentateur, ou un travelling vers ce dernier le fait passer de l’ombre à la lumière. Tout se passe comme
si le monde allait nous être révélé.
Le présentateur y tient rôle de passeur et d’authentifiant. Personnage principale et transcendantal, il se trouve au cœur du dispositif de crédibilité du 20h.
C’est par lui que l’information arrive, par lui qu’elle est légitimée, rendue importante et donnée comme « vraie ». Par lui également que le téléspectateur peut être rassuré : si
le monde va mal et semble totalement inintelligible, il y a encore quelqu’un qui « sait » et qui peut nous l’expliquer.
(Dans d’autre cas, c’est un duo qui présente le journal télévisé. La relation avec le téléspectateur est du coup beaucoup moins professorale et paternaliste,
mais plus de l’ordre de la conversation, et peut sembler plus frivole. Bien évidemment, on ne trouvera jamais deux présentateur, ou deux présentatrices, mais toujours un duo hétérosexuel. C’est
qu’il s’agit de ne pas choquer la représentation de la famille bourgeoise chrétienne. Ce type de mise en scène étant rare en France, nous ne développerons pas ce point plus avant).
Crédibilité et information
« Madame, Monsieur, bonsoir, voici les titres de l’actualité de ce lundi 6 août », nous dit le présentateur au début de chaque journal. Il ne s’agit
donc pas d’un sommaire, d’un tri de la rédaction dans l’information du jour, mais bien des « titres de l’actualité », c’est-à-dire précisément de ce qu’il faut savoir du monde du jour.
Il n’y a rien à comprendre, le « journalisme » ne s’applique désormais plus qu’a nous apprendre le monde. Le présentateur ne donne pas de clé, il ne déchiffre rien, il dit ce qui est.
Ce n’est pas une « vision » de l’actualité qui nous est présentée, mais bien l’Actualité.
Ce qui importe, dès lors, pour lui, c’est « d’avoir l’air ». Sa crédibilité n’est pas basé sur sa qualité de journaliste, mais sur son charisme, sur
l’empathie qu’il sait créer, sa manière d’être rassurant, et sur son apparence d’homme honnête et intelligent. David Pujadas peut bien annoncer le retrait d’Alain Juppé de la vie politique, et
Patrick Poivre d’Arvor montrer une fausse interview de Fidel Castro, ils sont tout de même maintenus à leur poste avec l’appui de leur direction, et n’en perdent pas pour autant leur statut de
« journaliste » [1] et leur crédibilité auprès du public. Tout se passe comme si l’information délivrée
n’avait finalement pas d’importance. Elle n’est là que pour justifier le rituel, comme la lecture des Évangiles à la messe, mais elle n’en est en aucun cas la raison centrale, le cœur, qui se
trouve toujours ailleurs, dans le rappel constant des mots d’ordres moraux, politiques et économiques de l’époque. « Voici le Bien, voici le Mal », nous dit le présentateur.
La hiérarchie de l’information est donc inexistante. Alors que l’un des premiers travail effectués dans tout « journal » est de dégager les sujets qui
semblent les plus essentiels pour tenter d’en ressortir un déroulé (propre à chaque rédaction) de l’information en ordre décroissant, de l’important vers l’insignifiant, ici, point. On passe de
la dépouille du cardinal Lustiger à l’accident de la Fête des Loges, puis vient le dénouement dans l’affaire de l’enlèvement du petit Alexandre à la Réunion, suivit du suicide d’un agriculteur
face aux menées des anti-OGM, à quoi font suite l’allocation de rentrée scolaire, les enfants qui ne partent pas en vacances, la hausse du prix de l’électricité, la spéléologue belge coincée dans
une grotte, la campagne électorale états-unienne chez les démocrates, l’intervention de Reporters sans frontière pour dénoncer l’absence de liberté d’expression en Chine, la Chine comme
destination touristique, le licenciement de Laure Manaudou, un accident lors d’une course aux États-Unis, le festival Fiesta de Sète, le décès du journaliste Henri Amouroux et enfin celui du
baron Elie de Rothschild [2]. Il n’y a aucune cohérence, à aucun moment. Les sujets ne semblent choisis que pour
leur insignifiance quasi-générale, ou leur semblant d’insignifiance. Tout y est mélangé, l’amour et la haine, les rires et les pleurs, l’empathie se mêle au pathos, les images spectaculaires ou
risibles aux drames pathétiques, et l’omniprésence de la fatalité nous rappelle toujours la prédominance de la mort sur la vie.
Le reportage
Une fois les « titres » annoncés, le présentateur en vient au lancement du reportage. Le reportage est la démonstration par l’exemple de ce que nous
dit le présentateur. En effet, tout ce qui va être dit et montré dans le reportage se trouve déjà dans son lancement. Le présentateur résume toujours au lieu précisément de présenter. Cela crée
de la redondance. Ce qui est dit une fois en guise d’introduction est systématiquement répété ensuite dans le reportage. Ce sont les mêmes informations qui sont énoncées, la première fois
résumées, et la seconde fois étendues pour l’élaboration de l’histoire contée. Le reportage ajoute très peu de chose à ce qu’à déjà dit le présentateur, tout juste développe-t-il les détails
anodins qui contrebalancent « l’objectivité » du présentateur en créant de la « proximité ». Aux éléments de départ, trouvé dans le lancement, s’ajoute ensuite à l’histoire
les petits détails romanesques nécessaire à son instruction ludique.
Le reportage est constitué de deux choses : l’image et son commentaire. Or, si l’on coupe le son, l’image ne signifie plus rien. Alors même que tout devrait
reposer sur elle, c’est l’inverse précisément qui se produit à la télévision : le commentaire raconte ce que l’image ne fait qu’illustrer. Cette dernière n’est là que comme faire-valoir.
C’est une succession de paysages semblables, de visages et de gestes interchangeables, collés les uns à côté des autres, et sans lien entre eux. À la télévision, l’image ne sert qu’à justifier le
commentaire, à l’authentifier. Elle lui permet d’apparaître comme « vrai ». Et elle le lui permet précisément parce que ne disant rien par elle-même, le commentaire peut alors la
transformer en ce qu’il veut, et c’est là le principal danger de ce media. L’image possédant une force de conviction très importante, le consentement est d’autant plus simple à obtenir une fois
que vous avez dépouillée l’image de tout son sens et l’avez transformée en preuve authentifiant votre discours. Tout repose donc désormais sur le commentaire, et sur la vraisemblance de
l’histoire qui va nous être racontée.
« Dans le reportage, note l’anthropologue Stéphane Breton, le commentaire est soufflé depuis les coulisses, cet arrière-monde interdit au téléspectateur (…)
et d’où jaillit, dans le mouvement d’une révélation, un sens imposé à l’image. La signification n’est pas à trouver dans la scène mais hors d’elle, prononcée par quelqu’un qui
sait » [3]. Le journaliste n’apparaît que très rarement à la fin de son reportage. Nous
entendons donc une voix sans énonciateur. C’est une parole divine qui s’impose à nous pour nous expliquer ce que nous ne pourrions comprendre en ne regardant que les images. Il n’y a pas
d’interlocuteur, donc pas de contradiction. Le reportage est un fil qui se déroule suivant une logique propre, celle que le journaliste veut nous donner à apprendre, où les « témoins »
ne se succèdent que pour accréditer la parole qui a de toute manière déjà dit ce qu’ils vont nous expliquer. Comme avec le lancement, la redondance est omniprésente dans le reportage. Tout
« témoin » est présenté non pas selon sa fonction, ni dans le but de justifier sa place dans ce reportage à ce moment là, mais suivant ce qu’il va nous dire. Et la parole du
« témoin » accrédite le commentaire en donnant un point de vue nécessairement « vrai ». « Puisqu’il le dit, c’est que c’est comme ça ». Et bien souvent, le
« témoin » n’a strictement rien à dire, mais va le dire tout de même, le journaliste devant faire la preuve de son objectivité et de l’authenticité de son reportage, de son enquête, en
démontrant qu’il s’est bien rendu sur place et qu’il peut donc nous donner à voir ce qui est.
Le reportage, au journal télévisé, n’est pas la réalisation d’une enquête qui explore différentes pistes, mais le récit d’un fait quelconque montré comme
fondamental. C’est une vision du monde sans alternative, qui tente d’apparaître comme purement objective. Si le présentateur dit ce qui est, le reportage, lui, le montre. Et c’est précisément là
que l’image pêche par son non-sens, et que le commentaire semble devenir parole divine. « Voici le monde », nous dit l’un, « et voilà la preuve », poursuit le reportage. Et
comment contester la preuve alors qu’elle nous est présentée, là, sous nos yeux ébahis ? La réalité se construit sur l’anecdote, et non plus sur un ensemble de faits plus ou moins
contradictoires qui permettent de regarder une situation dans une tentative de vision globale pour pouvoir ensuite en donner une analyse.
Les mots d’ordre
Tout cela se rapporte à la logique de diffusion de la morale. Le journal télévisé, comme la quasi-totalité des médias, est un organe de diffusion des mots
d’ordre de l’époque. Il ne discute jamais le système, il ne semble d’ailleurs même pas connaître son existence, mais diffuse à flux tendus les ordres que la classe dominante édicte. Le journal
télévisé fait partie de ce « service public », dont parle Guy Debord dans les Commentaires sur la société du spectacle, « qui [gère] avec un impartial
« professionnalisme » la nouvelle richesse de la communication de tous par mass media, communication enfin parvenue à la pureté unilatérale, où se fait paisiblement admirer la décision
déjà prise. Ce qui est communiqué, ce sont des ordres ; et, fort harmonieusement, ceux qui les ont donnés sont également ceux qui diront ce qu’ils en pensent » [4] .
Le 20h, issu d’une société où la mémoire a été détruite, transmet les mots d’ordre, comme pour tout conditionnement, par la répétition permanente et quotidienne.
Les histoires racontées semblent toutes différentes, quand bien même elles sont finalement toutes semblables. Tout y est répété, soir après soir, constamment, et à tous les niveaux. Seuls les
noms et les visages changent, mais le film, lui, reste toujours identique. C’est un perpétuel présent qui est montré et qui permet d’occulter tous les mouvements du pouvoir. Les évolutions
n’étant plus jamais mises en lumière, c’est bien qu’elles n’ont plus cours. Le journal télévisé diffuse donc la morale bourgeoise (chrétienne et capitaliste) en bloc compact. C’est un vomi long
et lent qui s’écoule, dilué et disséminé tout au long du 20h. Ils connaissent plusieurs modes de diffusions :
- L’accusation. Elle est constante, et généralement dite par les « témoins », ce qui permet de faire croire au journaliste qu’il a
donné à voir un « avis », et qu’il a donc rendu un regard objectif de la situation. Un incendie ravage une maison, et ce sont les pompiers qui auraient dû arriver plus tôt. Un violeur
est sorti de prison parce qu’il avait droit à une remise de peine, et c’est la justice qui dysfonctionne. Un gouvernement refuse de se plier aux injonctions occidentales, et c’est une dictature,
un pays sous-développé où la stupidité se mêle à la barbarie, et mieux encore, où la censure bâillonne tous les opposants, qui sont eux nécessairement d’accord avec le point de vue des
occidentaux mais ne peuvent pas le dire. Il s’agit toujours de trouver quelqu’un à vouer aux gémonies pour rappeler ce qui est « bien » et ce qui est « mal », et où l’on
retrouve toute la sémantique chrétienne du « pardon », de la « déchéance », etc.
- L’évidence. Particulièrement utilisée pour régler sans discussions les questions économiques, elle consiste à diffuser les dogmes ou les
décisions gouvernementales sans jamais les remettre en question. C’est par exemple le cas de la « croissance », qui est toujours la voie nécessaire à la survie jamais remise en cause et
dont le présentateur nous annonce les chiffres avec un air catastrophé : « la croissance ne sera que de 1,2 % cette année selon les experts »…
- L’hagiographie. Commme à la messe, le journal télévisé a ses saints à mettre en avant. C’est le portrait de quelqu’un qui a
« réussi », soit qu’il vienne de mourir, soit qu’il ait « tout gagné », soit qu’il se soit « fait tout seul », etc. C’est le prisme de l’exception qui édicte le
modèle à suivre en suscitant admiration et respect. « Voilà ce que vous n’êtes pas, que vous devriez être, mais ne pourrez jamais devenir, et que vous devez donc adorer », nous répète
le journal télévisé en permanence.
- Le voisinage. Particulièrement efficace, il s’agit de dire que « la France est le dernier pays en Europe à aborder cette question ».
C’est le mécanisme qui régit la sociabilité de base, l’appartenance au groupe par l’imitation, par la reproduction de ce qu’il semble faire ou être. Le présentateur nous dit alors « eux font
comme cela, pourquoi faisons nous autrement ? », présupposant que notre manière de faire est nécessairement moins bonne. « Travailler après 65 ans, aux États-Unis ça n’est pas un
problème ». Aucune analyse n’est jamais donnée des points positifs et négatifs du système voisin, seulement un regard « objectif », qui dit : « voilà comment ça se passe
là, et pourquoi c’est mieux que chez nous ».
- Le folklore. Ici sont présentés, avec le sourire aux lèvres et l’indulgence pour l’artiste un peu fou mais qui ne fait finalement pas de mal,
des gens qui vivent un peu autrement. C’est alors, et seulement dans ce genre de sujet, que le présentateur souligne le caractère « exceptionnel » des personnes qui vont nous être
présentées, pour dissuader quiconque de suivre leur exemple.
Ce ne sont là que quelques exemples.
Anecdote et fatalité
Deux modes de représentation du monde bercent principalement le journal télévisé, et sont les deux principaux mouvements de diffusion des mots d’ordre :
l’anecdote et la fatalité.
L’anecdote se trouve au début de chaque sujet. Tout part du fait particulier, du fait divers du jour, et s’étend vers le problème plus vaste
qu’il semble contenir en lui-même, ou que les journalistes font mine de croire qu’il contient. C’est une rhétorique particulière qui se retrouve aujourd’hui à la base de tous les discours
politiques ou journalistiques, un renversement de la logique, du déroulement effectif de la démonstration et de l’analyse du monde : c’est l’exception qui explique désormais la règle, qui la
construit. Tout part du fait particulier pour se prolonger, comme si ce dernier détenait en lui toutes les causes et toutes les conséquences qui ont fondé la situation plus générale qu’il est
censé démontrer. Le 20h ne se préoccupe jamais de décrire des phénomènes endémiques, ou les sort toujours de la chaîne d’événements qui les a amené à la situation présente. C’est une nécessité
dialectique logique pour qui veut transmettre les consignes sans se mettre en devoir de les expliquer, sans quoi il se trouve obligé d’apporter de la complication à sa démonstration et se rend
compte que les choses sont moins simples qu’il ne voulait les faire paraître. Pour que les mots d’ordre soient diffusés efficacement, il ne faut pas donner la possibilité d’être contredit, donc
il vaut mieux ne rien expliquer. De toute manière, nous l’avons dit, il ne s’agit jamais de donner à comprendre, mais toujours à apprendre.
La fatalité, elle, berce l’ensemble du journal télévisé. Les événements arrivent par un malheurs contingent, un hasard distrait qui touche
malencontreusement toujours les mêmes (personnes, pays…). C’est une lamentation constante : « si les pompiers étaient arrivés plus tôt », « si le violeurs n’était pas sorti de
prison », « si l’Afrique n’était pas un continent pauvre et corrompu », etc. Elle est la base de toute religion puisqu’elle permet de ne rien avoir jamais à justifier, et rappel le
devoir de soumission face à la transcendance, puisque nous sommes toujours « dépassés ». La fatalité revient sonner en permanence comme une condamnation, et ajoute avec dépit (mais pas
toujours) : « c’est comme ça ». Le système se régule tout seul et est « le meilleur des systèmes possibles », l’homme est un être « mauvais » et passe son temps
à « chuter » et à « rechuter » malgré toutes les tentatives de lui « pardonner », le pauvre est responsable de sa situation parce qu’il est trop fainéant pour
chercher des solutions et les mettre en application alors même qu’on les lui donne, etc. C’est un soupir constant, un appel permanent à l’impuissance et à la soumission face à la souffrance. Le
monde va et nous n’y pouvons rien…
Une fois les mots d’ordre transmis, le messager divin peut nous donner congé, concluant le sermon du jour en n’omettant jamais de nous donner rendez-vous le
lendemain à la même heure, puis disparaît, rangeant les papiers qui font foi de son sérieux, la caméra s’éloignant, l’ombre grandissant, et se fondant progressivement dans cette sorte de musique
qui ouvrait déjà la cérémonie.