Koh-Lanta : La réalité de la télé-réalité

Publié le par Vahine

C'est la troisième fois que je m'énerve à propos de cette émission, voir mes deux autres articles : " 2 morts pour une télé-réalité " et " TFI ou le retour des jeux du cirque " .

Cet article pris sur Télérama : http://television.telerama.fr/ confirme mon opinion à ce sujet .

 

 

“Koh-Lanta” : enquête sur les pratiques d’une télé qui dépasse la réalité

 

 

ENQUÊTE | Loi du silence, problèmes de sécurité, mépris des candidats… L'affaire “Koh-Lanta”, déclenchée par la mort d'un candidat, met en lumière les pratiques peu orthodoxes de la télé-réalité.

Le 
Emmanuelle Anizon

 Illustration de Christophe Blain pour  Télérama .

Illustration de Christophe Blain pour Télérama.

Le 22 mars 2013, le candidat Gérald Babin mourait d'une crise cardiaque lors du tournage au Cambodge de l'émission Koh-Lanta. Conséquence malheureuse d'une pathologie dont il souffrait... ou négligence de la production ? Le tournage a été arrêté, la saison annulée. Une enquête préliminaire a été ouverte, les témoins ont été entendus des heures... Bientôt, la justice devrait dire si les faits sont assez graves pour motiver l'ouverture d'une instruction. Face aux enquêteurs, la télé-réalité est obligée d'ouvrir ses portes. Ce qu'elle déteste faire.

En attendant de connaître les témoignages recueillis par la justice, nous avons enquêté, rencontré des équipes, des médecins travaillant sur ces émissions... écouté, aussi, des conversations entre témoins directs du drame, enregistrées à leur insu lors de retrouvailles informelles. Et qu'avons-nous découvert ? L'omerta d'abord.

Lanceur d’alerte ou corbeau ?

Ainsi, c'est un témoin indirect, extérieur au monde audiovisuel qui, le premier, a sonné l'alarme auprès des médias. Personne d'autre ou presque n'a osé parler volontairement. Les problèmes de sécurité, ensuite : les drames évités sont nombreux, dans une chaîne de production où le médical n'est qu'un impératif parmi d'autres, et où une société, MédiaMédic, a un quasi-monopole. Le cynisme et la déshumanisation enfin, dans un système où le candidat n'est que le rouage d'une mécanique.

Le 27 mars dernier, plusieurs médias reçoivent un long mail, dans lequel un certain « Nydo » dit avoir été témoin de négligences graves au moment du drame. Le site Arrêt sur images publie des extraits de ce mail. Dans le petit monde de la télé-réalité, c'est la stupéfaction. Ici, on se connaît tous. Personne n'a intérêt à dénigrer le système. On y grandit : on commence par caster les candidats et on peut finir réalisateur. Le système vous coopte : pour intégrer une émission, il faut faire partie de la « famille », comme dit souvent l'animateur de l'émission, Denis Brogniart.

Le système nourrit bien : un tournage de Koh-Lanta fournit environ quatre cents heures de travail, soit les trois quarts des heures qu'un intermittent doit cumuler pour prétendre aux indemnités chômage. Par ailleurs, il est assez difficile de sortir de la télé-réalité, genre méprisé par le reste de la production audiovisuelle. Et puis, il y a la carotte : les tournages à l'autre bout du monde. Le rythme y est fou, la pression forte, mais c'est l'aventure, les cocotiers, l'eau à 28 degrés, les fêtes arrosées et enfumées... Un shoot de bonheur, loin de la grisaille quotidienne. La télé-réalité enferme ceux qui y travaillent.

Qui a osé parler ? Sur des conversations enregistrées de membres de l'équipe Koh-Lanta présents sur le lieu du drame, on entend ce commentaire effaré : « C'est courageux, mais en parlant, le corbeau s'est suicidé ! » Comme nous l'avons révélé sur Télérama.fr, la fuite n'est pas venue de la « famille ». Nydo, l'auteur du mail, ne travaille pas à la télévision, n'était pas sur l'île, n'a rien vu. Mais il a reçu les confidences d'un proche qu'on nommera « Patrick », qui travaille, lui, sur Koh-Lanta.Nydo n'a rien à perdre. Il estime qu'il ne faut pas se taire.

Tempête sur l’omerta

Sans prévenir Patrick, il déclenche la tempête. Et brise l'omerta ? Dans les jours qui suivent son mail, des médias produisent chacun « leur » témoin, forcément exclusif, évidemment anonyme. « Encore un ! » clament avec enthousiasme les confrères. L'impression est trompeuse : selon nos informations, cette ronde de témoins se nourrit, pour l'essentiel... à la même source qu'Arrêt sur images.

Le 1er avril, Thierry Costa, le médecin de Koh-Lanta, se suicide. La parano est à son comble. La société de production (son président, Franck Firmin-Guion, n'a pas souhaité répondre à nos questions) multiplie les interventions accusatrices dans les médias. Son avocat fustige « le corbeau, le rapa­ce, le salaud qui surfe sur la mort et entraîne la mort d'autres personnes » sur le site de L'Express.

Dans une réunion du 3 avril réunissant les membres de l'émission, Denis Brogniart brandit rageusement le mail de Nydo : « C'est ça qui a tué Thierry ! » D'aucuns évoquent une « expédition punitive ». Face à ces assauts, le 5 avril, Arrêt sur images publie six nouveaux témoignages... Encore ! Sauf qu'ils seraient extraits de conversations enregistrées à l'insu de leurs auteurs. Ce que le directeur du site, Daniel Schneidermann, a refusé de confirmer : « On ne parle pas de nos sources. »

Ces trois derniers mois, l'anonymat de Nydo et de Patrick a été protégé. Mais l'étau se resserre. La société de production ALP a porté plainte en diffamation contre Arrêt sur images, les policiers enquêtent sur l'auteur du mail. Patrick travaille toujours, mais dans la peur de se faire casser la gueule et de perdre son travail à la télé. Il a raison. Ailleurs, ceux qui ont parlé l'ont payé cher.

Dénonciations et représailles

Philippe Bartherotte, ancien de Pékin express et de L'île de la tentation, a révélé dans un livre savoureux (1) les taxis envoyés par la production aux candidats qu'elle veut privilégier, les chauffeurs qui s'endorment de fatigue, la drogue à tous les étages, le mépris pour les autochtones qu'on ne doit pas secourir si on les renverse d'un coup de pare-chocs... Le jeune homme n'a pas été poursuivi en justice, mais a dû se reconvertir dans la fabrique de tee-shirts.

 

Illustration de Christophe Blain pour Télérama

Illustration de Christophe Blain pour Télérama.

 

En Belgique, le journaliste Marc Hoogsteyns, artisan des premiers Pékin express, a été con­damné pour diffamation à 25 000 euros d'amende pour avoir dénoncé dans le magazine Humo certaines de ces déri­ves. Il a fait appel. Le directeur de la société de production belge, qui a démissionné au bout de quelques mois car il ne voulait pas couvrir ce qu'il découvrait, a été mis lui aussi au ban de la télé, et poursuivi en justice.

Quelles conséquences ont eu ces dénonciations ? En Belgique, une vague charte de bonne conduite, initiée par des parlementai­res, qui n'engage pas grand monde à pas grand-chose. Et en France ? Nonce Paolini, le pdg du groupe TF1, continue d'espérer le retour de Koh-Lanta.

Repousser les limites des candidats

Son emploi du temps a été décortiqué minute par minute dans les journaux : le candidat Gérald Babin est passé du froid parisien à la chaleur cambodgienne en seize heures d'avion, puis quatre heures de route. A été réveillé à 3 heures du matin, a plongé dans l'eau à 7 heures, fait 200 mètres de nage, puis attendu près de cinq heures sur le sable brûlant - 40 degrés à l'ombre - avant de commencer une épreuve de tir à la corde...

Jérémie Assous, l'avocat de la famille du candidat, dénonce « les conditions de travail extrêmes, illégales : aucun employeur n'oserait imposer de telles exigences ! » De fait. C'est le principe même de ces émissions : pousser des candidats dans leurs limites, psychologiques et physiques. Ils doivent survivre sur une île déserte, traverser un pays étranger sans argent...

« Chaque année, ils poussent plus loin les limites », entend-on sur les enregistrements. « Je suis étonné qu'il n'y ait pas eu d'accident mortel avant. »Alors, bien sûr, il y a une présence médicale. Mais limitée et qui plus est – ce n'est jamais bon pour la transparence – trustée en France par une seule structure : MédiaMédic. Dans les enre­gistrements, nos « témoins » évoquent un bateau sans lumière, de nuit, coupé en deux par un autre bateau, des équipages non pourvus de gilets de sauvetage malmenés par des déferlantes. Des candidats coupés sur leur île de toute communication et aide médicale potentielle une nuit du­rant à cause de la tempête...

Des exemples comme ceux-là, les membres des équipes de tournage de Koh-Lanta ou de Pékin express en ont plein les poches. La plupart du temps, on évite le drame. Pas toujours. Bien souvent, les affaires, expédiées par les autorités locales, ne sont pas ébruitées en France. La police cambodgienne avait classé le décès de Gérald Babin, ainsi que le suicide du médecin Thierry Costa, qui a été incinéré sur place.

Du sable et un totem…

Pourquoi les témoins du drame n'ont-ils pas abandonné carnets de notes et caméras quand Gérald Babin s'est affaissé dans le sable « Pourquoi personne n'a bougé ? » entend-on dans les conversations enregistrées. Par habitude. Parce qu'un candidat, dans une émission de télé-réalité, est le rouage d'une mécanique, qui a ses impératifs de narration, dans un timing serré. Douze ans qu'on en voit, des malaises, à Koh-Lanta.

Philippe Bartherotte, dans son livre, explique « Les candidats ne sont pas des gens comme nous. Ce sont des candidats. [...] On exploite leurs émotions, on ne les partage pas. Eux vivent leur aventure. Nous, nous faisons notre métier. Et notre métier, c'est d'exploiter leurs faiblesses. » Caricatural, peut-être. Mais quand un candidat pleure, vomit de fatigue ou tombe la tête dans le sable, le premier réflexe est de filmer, pour nourrir l'épisode du jour.

« Quand le réalisateur Julien Magne a vu Babin s'écrouler, alors qu'il était censé être le plus fort de son équipe, il a tout de suite su ce qu'il pouvait en tirer pour la construction de l'histoire, nous explique un membre de la production. Son équipe allait lui reprocher sa défaillance, ça nourrirait des conflits... Il a d'ailleurs demandé aux équipes d'insister sur ce point dans leurs interviews du jour. » Et quand un candidat meurt... Denis Brogniart apporte à sa famille du sable de la plage où il est décédé et le totem de l'émission. Comme on apporte une médaille à la famille du militaire mort pour la nation.

Le jour de la mort de Gérald Babin, TF1 décrit, dans un communiqué, des équipes « effondrées ». Sur leur île cambodgienne, le lendemain, des responsables de la production et des membres du tournage dansaient, musique à fond, applaudissant l'un des leurs, qui paradait torse nu, tête rasée et iroquois spécialement dessiné pour la soirée. Dans leurs conversations, nos « témoins » racontent avoir été choqués par cette fête et s'interrogent : aurait-elle eu lieu si quelqu'un d'autre était décédé ? Mais ce n'était qu'un candidat. 

Publié dans Médias, Manipulations, Santé

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